Catégorie : Idées

« Pour être créatif en entreprise, il faut changer notre rapport au temps et à la productivité »

Qu'est-ce qu'être créatif et comment booster sa créativité ? Entre éloge du vagabondage mental et invitation à créer une vraie culture de la créativité en entreprise, Jules Zimmermann fait le tour du sujet dans son dernier livre et répond à toutes nos questions.

8 octobre 2021 · Temps de lecture : 1 min

Un homme et une femme (de dos) qui prennent une pause café au travail
Cottonbro via Pexels

Faut-il être un génie pour avoir de bonnes idées ? C’est la question que pose Jules Zimmermann en sous-titre de son livre Dans la baignoire d’Archimède (Arkhê). Spécialiste de la pédagogie autour de la créativité, il nous rassure tout de suite : non, pas besoin d’être Picasso ou Einstein pour faire preuve de créativité. Tant mieux, car cette soft skills fait régulièrement partie des classements des compétences les plus appréciées par les recruteurs. Mais encore faut-il s’entendre sur la définition de la créativité et les moyens de la favoriser… On fait le point avec Jules Zimmermann, formateur, conférencier et auteur sur le sujet.

Dans votre ouvrage, vous combattez l’idée que seules les activités artistiques nécessitent de la créativité et invoquez une définition psychologique beaucoup plus large. Vous parlez de « spectre de créativité ordinaire », qu’est-ce que c’est ?

Jules Zimmermann : On a tendance à uniquement considérer comme créatives les idées les plus spectaculaires. Donc, ça nous donne une vision très binaire des choses : soit vous avez fait une grande découverte, réalisé une oeuvre artistique incroyable, mis au point une invention donc vous êtes créatif, soit vous n’êtes pas créatif du tout. Cette vision conduit beaucoup de gens à se caser dans la catégorie « je ne suis pas créatif ». Au contraire, la notion de « créativité ordinaire » s’oppose à cette idée en montrant qu’il existe de nombreuses activités intermédiaires qui sont aussi des preuves de créativité.

Comme quoi ?

J. Z. : Notre vie quotidienne regorge d’activités qui sollicitent notre créativité. Aménager son appartement demande de faire preuve de créativité puisqu’on est en train de concevoir quelque chose qui nous est personnel. Cuisiner avec les restes de son frigo nous oblige à dévier des recettes habituelles et donc de faire preuve de créativité sous contrainte. En fait, la créativité désigne toute situation dans laquelle on doit inventer nos propres réponses.

Ça veut donc dire que nous sommes toutes et tous créatifs ?

J. Z. : Tout à fait, nous sommes toutes et tous créatifs. Et on peut tous et toutes l’être plus en y consacrant du temps. Néanmoins, il existe quand même des différences inter-individuelles dans nos créativités. Et on ne peut pas nier que certaines personnes se distinguent par une créativité particulièrement forte. 

À l’image d’Archimède dans sa baignoire, on a une vision de l’idée créative qui s’impose à nous comme une intuition. Pourtant vous consacrez un chapitre entier au fait que « nos intuitions nous aveuglent », pourquoi ?

J. Z. : Parce qu’on a beaucoup associé la créativité à la spontanéité. C’est-à-dire au fait de dire tout ce qui nous passe par la tête sans se poser de questions. C’est une croyance particulièrement populaire dans le monde professionnel liée à la popularité du brainstorming - qui apparaît à la fin des années 30 dans le monde de la pub - dont le principe de base est la suspension du jugement.

La spontanéité fonctionne bien pour aborder certains problèmes. Mais ça peut aussi nous limiter. Si on s’en remet uniquement à la spontanéité, il y a plein de questions qu’on ne va pas se poser. On va ainsi se priver de certaines voies. Or, pour être créatif, il faut questionner nos évidences et nos automatismes. On a besoin de spontanéité mais aussi de forcer notre pensée à prendre des directions déstabilisantes.

Donc, comme toute compétence, la créativité se travaille, s’apprend et s’améliore ?

J. Z. : C’est intéressant d’utiliser le mot compétence pour désigner la créativité. À l’origine, et pendant très longtemps, on a considéré la créativité comme un phénomène mystique - une sorte de don des dieux. Plus tard, on se l’est représenté comme un talent, quelque chose d’inné, qui ne peut pas être provoqué volontairement. On l’a ensuite beaucoup associé à la personnalité. Puis, on a commencé à parler de la créativité comme une méthode - donc qui peut se provoquer et s’activer volontairement - notamment dans le monde professionnel. C’est seulement depuis 10-15 ans que l’on en parle comme d’une compétence. On s’intéresse de plus en plus aux soft skills et, dans ce cadre-là, la créativité acquiert le statut de compétence, qui peut effectivement se développer et se valoriser dans un cadre professionnel.

Pourquoi la créativité a-t-elle si peu de place dans les programmes pédagogiques de tous niveaux ?

J. Z : On y arrive doucement. Pour le moment, on a intégré la créativité dans les tests d’évaluation PISA. Ça veut dire que la capacité à trouver des idées originales et pertinentes va faire partie des critères pour comparer les différents systèmes éducatifs à l’échelle mondiale. Si la créativité des étudiants est évaluée, les systèmes éducatifs doivent la favoriser. Pour le moment, la créativité tient encore peu de place à l’école car ça s’oppose aux méthodes pédagogiques actuelles principalement basées sur l’acquisition de connaissances.

Le World Economic Forum, dans son dernier rapport, classait la créativité dans le Top 5 des soft skills les plus importantes pour 2025. Mais qu’est-ce que veut dire « être créatif » dans le cadre d’une entreprise ?

J. Z. : Faire preuve de créativité au travail, ça veut dire qu’on n’a pas une tâche à réaliser mais un objectif à atteindre ou un problème à résoudre. Mettre de la créativité au travail, c’est surtout faire en sorte que tout le monde se pose des questions plutôt que de considérer que les salariés seraient les exécutants d’une stratégie décidée en haut. 

Ça demande donc de créer une « culture de la créativité » en entreprise ?

J. Z. : Cette notion de culture de la créativité est clé. Une façon un peu naïve d’aborder le sujet serait de penser qu’il suffit d’agir sur un seul aspect pour que la créativité infuse partout. Par exemple, en entreprise, on adore organiser des ateliers collectifs de créativité. Ce sont des moments ponctuels, au cours desquels on va générer des idées mais sans changer le reste de l’entreprise. En réalité, si on veut mettre de la créativité dans une entreprise, il faut changer la culture du management, le rapport au temps, la place qu’on accorde à l’apprentissage, la segmentation des différentes activités… Il faut quasiment agir sur toutes les dimensions d’une entreprise. Et c’est quelque chose qui prend beaucoup de temps.

Il faut aussi bien s’entendre sur la définition de créativité. D’ailleurs, quelle est la différence avec l’innovation ? 

J. Z. : La créativité est un processus mental alors que l’innovation fait exister une idée dans la société. Ça veut dire qu’on va se confronter aux contraintes du réel. C’est pour ça que dans les projets d’innovation, c’est intéressant d’avoir une personne qui va apporter le côté créatif et une personne qui va être en charge de discuter avec les investisseurs, de penser à la production, la diffusion, etc. Ce sont des compétences qui sont très différentes.

Dans votre livre, vous critiquez justement ces start-up présentées en modèle d’innovation mais qui manquent cruellement de créativité.  

J. Z. : Aujourd’hui, une grande majorité des start-up se consacrent à la numérisation d’un service - livraison de course, abonnement via des box de tout et n’importe quoi, etc. Il y a plein de services qui méritent d’être numérisés, ce n’est pas le problème. Le vrai souci est d’ériger ces startups en modèle de créativité. Ça manque cruellement d’ambition. C’est dommage car on fait face à tout un tas de problèmes sociaux et environnementaux qui ont justement besoin de projets réellement créatifs pour être résolus.

Vous écrivez « Hier, la créativité était vue comme le propre de quelques rares génies. Aujourd’hui, elle semble être devenue une pièce indispensable de la boîte à outils du citoyen. » On peut aussi ajouter du salarié. Mais est-ce que parce qu’on peut tous être créatif, on doit tous l’être ? 

J. Z. : Si l’on s’accorde sur l’idée que l’on fait déjà tous preuve de créativité au quotidien, il n’y a plus vraiment d’injonction. Mais la vraie question est : faut-il encourager plus de créativité en entreprise ? C’est quelque chose qui est souhaitable pour les entreprises puisque ça permet d’impliquer les salariés et de rendre le travail plus motivant. Alors pourquoi pas… À condition de ne pas cumuler des injonctions contradictoires.

Par exemple, en entreprise, il y un rapport au temps qui n’est pas compatible avec la créativité. On a tendance à saturer les gens de tâches et considérer que tous les moments de vide sont du temps perdu. En gros, quelqu’un qui prend une pause trop longue est vu comme un tire-au-flanc alors que c’est peut-être simplement quelqu’un qui a besoin de prendre du recul et de réfléchir sur son travail. Il ne faut pas croire que lorsqu’on n’est pas activement en train de se concentrer sur une tâche il ne se passe rien dans notre tête. On a besoin de moments de vide pour digérer les informations qu’on vient d’acquérir. Si on n’est pas capable d’intégrer cette culture du vagabondage mental au travail, on n’arrivera pas à faire preuve de créativité.

Si on est surchargé de tâches quand on fait face à un problème, on cherche la solution la plus immédiate. Et si on recherche cette solution immédiate, on se précipite vers les solutions traditionnelles et on ne va pas explorer des solutions originales. La créativité en entreprise demande donc de changer notre rapport au temps et à la productivité.


Alice Huot